Entrevue entre le Roi et Monsieur de Maistre

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Je congédiai la troupe affolée des courtisan qui voyait partir son idole sans crier gare au fur et à mesure de mon avancée dans les couloirs, donnant un sourire à l'un, une réplique acerbe à qui voulait se montrer trop empressé . Cafards que j'aurais aimé écraser d'un coup de chaussure.
Ces chaussures... Il faudra que je me souvienne de corriger ce cordonnier de malheur d'ailleurs. Mes pieds ne devaient plus qu'être plaies, engoncés qu'ils étaient dans ces souliers "dernier cri". Ah ça il allait m'entendre le bougre!
J'entendais le souffle court de ce de Miromesnil qui tentait de suivre la cadence que j'imposais avec son ventre bedonnant et ses petites jambes. Je ne voulais point me retourner de peur d'éclater de rire devant sa trogne empourprée et de plus je ne voulais surtout pas lui accorder la moindre once d'attention. Il faudrait bien qu'il se résolve à me laisser seul en tête à tête avec l'envoyé de Sa Majesté Victor Amédée.
Les portes du salon de la guerre s'ouvrirent comme par enchantement à mon arrivée. Je stoppai mon allure sur le seuil de la pièce et me retournai vers mon garde des Sceaux en lui jetant un regard glacé.

Nous avons dit que nous voulions être seuls avec Monsieur de Maistre, Monsieur de Miromesnil.

Puis je fis signe de la main au diplomate en herbe, l'invitant ainsi à me suivre dans le salon. Les portes se refermèrent sur nous, des huissiers installés devant les vantaux empêcheraient la venue de tout intrus.
Sans façon, je pris un fauteuil dans lequel je me coulai et fis signe à Monsieur de Maistre d'en faire autant. Les mains jointes comme en une prière, j'observais à la dérobée mon interlocuteur se mettre à l'aise. Ce que je faisais pour l'heure n'avait rien de protocolaire mais je profitais ainsi de la jeunesse et de l'inexpérience du jeune comte pour me laisser aller à plus de simplicité. Et puis... Ce dont je voulais discuter n'avait pas besoin de témoins.
Je laissai s'écouler un petit moment, le temps que la rumeur dans la galerie adjacente s'évanouisse puis je pris la parole.

Monsieur de Maistre, nous avons bouleversé l'étiquette afin de vous entretenir d'affaires dont nous vous demandons à l'avance d'y apporter autant de discrétion que d'attention...
Nous aimerions tout d'abord entendre de manière plus élaborée ce que Sa Majesté Victor Amédée entreprend comme réformes et ce qu'Elle entend par là. Nous vous écoutons.

Je me calai dans le fauteuil et tendis une oreille attentive aux propos qui allaient suivre.

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Je m'installai donc confortablement et commençai à narrer à sa Majesté Louis les changements qui prenaient place au royaume Sarde. Ne sachant trop quels sujets avaient son intérêt, je survolai l'ensemble des domaines qui font un État, essayant en observant le royal visage de deviner lesquels avaient ses préférences.

Majesté, notre souverain a en grande admiration Frédéric II de Prusse, dont il s'inspire largement pour réformer l'armée sarde. De laquelle il a refondu les règlements, modifié la composition, l'ordre... jusqu'aux costumes et aux exercices des soldats. Les vieux militaires trouvent bien qu'il pousse trop loin ses recherches de perfection et son amour du maniement des armes, et les contribuables le trouvent bien cher. Surtout de nos jours où le ciel diplomatique est si serein, les rapprochements matrimoniaux entre Versailles, Vienne et Turin écartant tout risque de guerre en Italie. Mais ce que roi veut...

Sa Majesté Victor Amédée poursuit par ailleurs avec assiduité les réformes de son père et de son grand-père, ainsi que leurs entreprises d'intérêt général: endiguement des rivières, protection de l'agriculture et des manufactures, embellissement des villes, travaux de voirie, reconstruction du château de Chambéry, construction de théâtre, de thermes, et j'en passe...

Les réformes ne sont pas en reste, d'ailleurs sa majesté Victor Amédée n'a-t'elle pas dit devant le sénat que "les réformes doivent être pressenties par le prince avant d'être désirées par les sujets". La principale d'entre-elle est le rachat des droits seigneuriaux par nos bons bourgeois. Même si la noblesse grince un peu des dents, près des deux tiers de leurs avoirs sont à nos jours passés à la bourgeoisie. Ainsi nos bourgeois sont prospères et nos nobles riches.

N'étant pas encore dans le secret des cabinets de sa Majesté le roi de Piémont-Sardaigne, je connaissais bien mal ses projets à venir. J'avais toutefois eu vent de deux d'entre eux lorsque j'assistais aux séances du Sénat de Savoie à Chambéry, aussi en touchai-je mot à Louis:

Je ne sais si Monsieur de Viry a eut l'heur de vous en avertir, mais notre souverain compte bientôt inviter vos ministres, ainsi que ceux de sa Sainteté le Pape, à une table de négociations pour détacher de l'évêché de Grenoble le décanat de Savoie et faire de Chambéry le siège d'un évêché.

Son autre grand projet du moment est de créer une ville nouvelle, Carouge, aux portes même de Genève. Il compte y attirer moult commerçants par des privilèges fiscaux et une certaine tolérance religieuse afin de détourner une part du transit et de l'enrichissement de la république calviniste.

Ainsi je crois, majesté, que par tous ces sujets les modestes richesses de notre royaume n'en seront que mieux distribuées, pour le bien du peuple et de ses dirigeants. Un terrain propice pour le développement des sciences et la modernisation des États de Savoie.

Et la paix sociale, cela va sans dire, car où le bourgeois et le seigneur n’ont point de morgue, l'artisan et le laboureur sont sans envie.

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Entendant tout cela d'un ton docte qui ne permettait pas le doute sur les avancées réformatrices de mon voisin de Savoie, je méditai sur l'exemplarité que nous offrait le roi de Prusse Frédéric le grand dans la gestion des nouvelles idées . Que voilà un roi éclairé et qui faisait des émules alentours. Je hochai la tête en signe d'assentiment et pointai davantage l'oreille quand Monsieur de Maistre m'annonça qu'une réunion se tiendrait d'ici peu pour un remembrement des évêchés savoyards. L'autre nouvelle qui plaisait à mes oreille était cette création d'une nouvelle ville qui damerait ainsi le pion à la calviniste Genève. Nul doute qu'avec cette cité, le commerce entre nos deux pays se ferait plus aisément, échappant ainsi aux taxes genevoises.

Fort bien Monsieur, fort bien. Que voilà de bonnes nouvelles qui nous font dire que votre souverain mène son pays d'une main de maître. Point n'est besoin d'être grand de taille pour être grand d'âme. Vous direz tout le bien que nous pensons de ces réalisations à Sa Majesté Victor Amédée.

De Viry n'avait soufflé mot de tout cela, prouvant encore une fois par là qu'il jouait contre mon camp en me laissant ainsi dans l'ignorance des vues de mon allié. Mais bientôt l'heure de la vengeance sonnera et de Viry ne sera plus qu'un lointain souvenir. En attendant il me fallait m'ouvrir sur ce pour lequel j'avais fait mander la représentation de Piémont Sardaigne. Et après le discours sans fard ni détours que je venais d'entendre, je pouvais faire confiance au jeune de Maistre et lui demander de transmettre le message qui suivait.

Bien, bien... Nous vous avons fait venir Monsieur pour toute autre raison, bien que les nouvelles que vous nous apportez nous agréent au plus haut point. Nous vous demandons la plus extrême prudence, la plus grande discrétion sur ce qui va suivre... Vous n'êtes pas sans savoir que la guerre de sept ans nous a coûté beaucoup, que la France s'est vue dépouillée de ses possessions du Nouveau Monde... Et que tout cela a bien profité à l'Angleterre. Mais voici qu'un peuple gronde aujourd'hui et qu'un émissaire de ces opprimés est dans nos murs pour faire entendre sa requête. Il s'agit de Monsieur Benjamin Franklin nouvel ambassadeur du Nouveau Monde. Il nous demande de l'aide, financière et militaire pour se débarrasser du joug anglais... Après mûre réflexion la France veut aider ce peuple à se libérer et ainsi porter un coup fatal à l'Angleterre...

Je repris mon souffle avant d'annoncer la suite.

Nous souhaiterions avoir un appui du royaume de Piémont Sardaigne dans cette affaire. Aussi la mission que nous vous donnons est de faire part de nos désirs à Sa Majesté Victor Amédée.

Je me levai, signifiant par là la fin de l'entretien.

Montrez-nous Monsieur de Maistre que vous êtes homme capable dans cette affaire et nous ne serons pas ingrat... Vous nous rapporterez la réponse pour le jour du bal... A vous revoir Monsieur.

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Je me levai et saluai respectueusement le départ de sa majesté Louis.

Je n'avais pas d'idée précise sur la position de Victor-Amédée concernant ce soulèvement des colons américains dont on parlait tant, mais j'escomptai bien lui écrire une lettre pour le conseiller d'abonder dans le sens du royaume de France. Les intérêts anglais n'étaient guère antinomiques avec ceux du Piémont, notre royaume n'ayant, par choix ou par incapacité, jamais présenté d'intérêt dans ces affaires coloniales, ni l'Angleterre dans celles de la péninsule italienne. Mais il serait toujours profitable à notre petit royaume d'aider la France dans ses entreprises, si modestement soit-il, afin qu'elle nous soit redevable de quelque service quand le besoin s'en ferait sentir.

Car le monde changeait vite, et nul n'aurait osé dire de quoi demain serait fait. Et c'était seulement dans la tourmente qu'on reconnaissait ses véritables alliés.